Au fond de la pièce, je remarque une autre femme, petite et décharnée, enfoncée dans un fauteuil « coquille ». C’est ainsi que l’on nomme ces grands cônes profonds de couleur vive, sans accoudoirs, dont il est impossible de s’extraire seul. Je m’approche. En silence, la dame me fixe de son regard vif, esquissant un sourire. quand je lui tends la main pour la saluer, elle hurle. Je sursaute. La dame éclate de rire, puis se tourne sur le côté en fermant les yeux. Virginie nous rejoint :
« Madame Galliano fait ça quand elle ne connaît pas. C’est une de nos plus anciennes résidentes. Ca l’amuse, ces petites farces ! N’est-ce pas madame Galliano ? »
La résidente clignes des yeux sans un mot.
Dans l’autre coin de la pièce, la dame qui poussait des cris se met à vociférer, fort et en continu. Nous accourons.
« Elle réclame de l’attention », dit Virginie en lui prenant la main.
Aussitôt, la résidente s’arrête.
« Madame Maurin hurle quand on s’éloigne d’elle. Dès que l’aide-soignante la laisse, elle se met à crier. Qu’est-ce qu’on y peut… Je n’ai que deux personnes pour dix résidents. Et encore, on n’est pas mal lotis ! Comme d’autres, je pourrais n’en avoir qu’une ! Quand j’ai le temps, je viens prendre la main de madame Maurin. Ca l’apaise immédiatement et me fait du bien aussi. Je me souviens pourquoi je fais ce métier… »
La dame qui mangeait bien de vomir toute sa bouillie dans son bavoir en toussant. L’aide-soignante se lève d’un coup pour éviter d’être salie et attraper une serviette. Ce geste précipité fait peru aux autres résidents qui se mettent à crier à l’unisson. Mon pouls bat dans mes temps. J’ai envie de plaquer mes mains sur les oreilles comme au passage d’une sirène. Il faut beaucoup d’expérience, de maîtrise, de sérénité ou d’indifférence pour résister à de tels cris.
Virginie reste imperturbable. Elle s’agenouille à côté de la dame qui tousse, puis fait le tour des personnes agitées. La seconde aide-soignante qui s’était absentée arrive en renfort. Des mots lents et doux sont chuchotés. Après quelques instants, le calme revient.
« Tu veux voir les chambres ? » me demande Virginie.
– Non merci, c’est bien… »
Je em sens claustrophobe. Tout à coup, en ce premier jour de formation, je pense que j’ai peut-être présumé de mes forces. J’interroge Virginie :
« Tous les EHPAD ont un secteur fermé ?
– Non. Un sur deux, à peu près. Pourquoi, tu as peur ?
– Disons que c’est… fort ! Surprenant…
– Impressionnant, c’est vrai. Mais on s’y fait. Il ne faut jamais oublier que c’est un lieu nécessaire où les personnes les plus fragiles retrouvent une attention particulière et une forme de liberté dans un espace clos. Elles ne sont plus adaptées à la vie en collectivité. Ici, elles peuvent être elles-mêmes, crier, baver, éclater de rire ou pleurer sans le moindre jugement, dans la bienveillance.
[…]
Les maison de retraite sont peuplées de femmes et d’hommes admirables, modestes, petites mains nourricières, héros inconnus, qui chaque jour, tissent la chaîne humaine, en prenant soin de personnes âgées vulnérables. Ils offrent leur énergie, leur patience, avec le sourire, naturellement. Beaucoup incarnent l’abnégation. Ils nettoient des corps usés, souillés, écoutent des cerveaux blessés, avec coeur et méthode, tout simplement. C’est leur devoir, leur mission, leur travail. C’est beau à voir et formidablement humain. Ils sont des modèles pour moi.
Ces femmes et ces hommes doivent exister partout, dans tous les pays, mais on ne les voit pas. J’aimerais leur apporter un peu de lumière, que le monde les regarde faire, qu’il s’inspire de leurs caresses, de leurs gestes précis, de leurs bons visages, qu’il voit comment chaque jour s’opèrent l’entraide et la prolongation de la vie.
Quand la porte au hublot se referme, je souffle et reste un instant sans parler.
« Ah, ça remue ! dit Virginie. Tout le monde est touché. Les cris, la dépendance, ça fait peur… Je finirai peut-être comme ça. Si je tiens de ma mère ! On ne sait jamais ce que l’on sera. Alors il faut être solidaire maintenant ! Madame Maurin était une épicière haute en couleur dans le quartier, je l’ai connue quand j’étais gamine, elle me donnait des bonbons. Tout Toulon venait écouter sa verve… Et madame Galliano était une institutrice respectée à Sanary, à quelques kilomètres d’ici, elle a eu mon père en classe…
– Qu’est-ce que tu souhaiterais, si tu étais à leur place ? demandé-je.
– D’être bien soignée… Et d’avoir la visite de mes filles ! Mons on n’est jamais à leur place. Certains disent : « Je préférerais mourir », et je réponds : « Attends d’être à leur place, et tu verras ! » Ce sont les autres qui ont envie que ça s’arrête, les proches qui ne supportent plus de voir leur parent dans cet état. Mais madame Maurin, elle n’a pas du tout envie de mourir. Autrement, elle se laisserait glisser… Elle attend juste qu’on lui prenne la main. C’est ça, son bonheur, maintenant, sinon, elle crie ! »
Virginie éclate de rire.
« Mais on fait tous comme madame Maurin, n’est-ce pas ? Moi la première !
– C’est-à-dire ?
– On crie en attendant d’être heureux. »
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