Aide-soignante en EHPAD, Hella Kherief
a eu le courage de dénoncer à visage découvert ce qui se passe trop souvent dans ces établissements : maltraitance des personnes âgées et manque de moyens pour le personnel soignant.
Du déroulé d’une journée ordinaire en EHPAD aux interrogations légitimes des familles qui oscillent entre bienveillance et culpabilité, des soins et de l’attention insuffisante prodigués
aux objectifs de rentabilité du système privé des EHPAD, elle aborde tous les sujets, sans tabou et avec beaucoup de sensibilité.
Un document coup de poing qui nous invite tous à nous interroger sur ce que nous voulons pour l’accompagnement des personnes âgées en France.
Extraits
Les derniers jours de Mariette
Mariette [les prénoms ont été en-modifiés, NDLR] a 92 ans, elle est charmante, coquette et lumineuse, et dès que je l’ai vue arriver au cinquième étage de la maison de retraite, j’ai eu un coup de cœur. Elle fait partie de ces personnes âgées qui ne se ternissent pas. Sa fraîcheur exprime encore la gaieté de la jeune fille de 20 ans qu’elle a été. […]
Je crois que malgré le fait qu’elle soit habitée par la maladie d’Alzheimer, qui petit à petit grignote sa notion du temps, Mariette reste animée par cette grâce et l’entretient naturellement, comme une vestale garde le feu allumé. Tous les matins, elle se maquille d’un peu de blush sur les joues et rassemble ses cheveux, dans un geste automatique qu’elle a répété toute sa vie, pour éclairer son visage.
Mais ce n’est pas tout.
Si Mariette dégage cette énergie si solaire, c’est aussi grâce à son mari. Jean a 93 ans et reste l’amoureux de sa femme. Il l’aime, la regarde, la touche. Mais Jean n’est plus capable de prendre soin d’elle au quotidien. La placer dans une maison de retraite a été, pour lui, la décision la plus douloureuse de sa vie. […]
Mariette passe tout son temps à attendre son Jean ou à tenter de le rejoindre, en se plantant devant l’ascenseur et en profitant d’une porte qui s’ouvre pour s’y engouffrer et descendre à l’accueil… où elle est cueillie par le personnel qui la ramène au cinquième. […] Pour passer le temps qui n’en finit pas tant que Jean n’est pas là, elle me suit : « Hella, je vais avec vous, Hella je vais vous aider », et me donne « un coup de main » pour ramener un résident dans sa chambre ou débarrasser les assiettes à la cantine. Mariette aime se rendre utile, sentir qu’on a encore besoin d’elle. Puis, elle repart à la conquête de l’ascenseur en espérant un jour ou l’autre ne pas être repérée et rentrer à la maison rejoindre Jean.
L’hyperactivité de Mariette, ses descentes au rez-de-chaussée et sa détermination à dompter l’ouverture de l’ascenseur ont fini par « inquiéter » la direction. Et si Mariette prenait le large ?
Pour rompre avec « la dangerosité » de son comportement si extraverti, mémoire vive de son amour, le traitement médical de Mariette a changé. Des anxiolytiques quotidiens mettront fin à son agitation qui pourrait la mettre en danger, pauvre Mariette si imprudente !
À partir de ce moment, Mariette s’est calmée. Tellement calmée que les visites de Jean n’ont plus été le battement mémorable de sa vie, que l’ascenseur ne signifiait plus rien, qu’elle en a oublié son blush et que sa vie s’est résumée comme beaucoup d’autres à une énorme sieste flasque devant la télévision. Bien sûr, Mariette a fini par mourir mais ce n’est pas Mariette qui est morte, c’est une vieille dame enfin calme, docile et déprimée de 92 ans, complètement assommée par des médicaments.
Honteux.
Le témoignage de Virginie
« Il est impossible de garder à la maison une personne qui a la maladie d’Alzheimer à un stade très avancé.
Mon père était dans un déni total et n’admettait pas qu’elle puisse être malade et me demandait de me mêler de mes affaires. Jusqu’au moment où j’ai bien compris que si je les laissais faire, ma mère serait en danger.
D’autant que lui partait en voyage régulièrement.
Ma première douleur a été de devoir aller contre leur volonté de garder ma mère à la maison, en faisant désigner un tuteur extérieur à la famille pour que les tensions et les décisions ne soient pas intrafamiliales. Nous ne pouvions plus nous entendre.
Ma deuxième, et non la moindre, fut de l’amener dans une maison de retraite sans leur demander leur avis. Jusque-là, je me disais que la maison de retraite était l’environnement idéal et nécessaire pour une personne comme ma mère, qui avait besoin d’une assistance quasi permanente, et si ma douleur était bien présente, dans ce sens, je ne me suis pas sentie coupable. Il me semblait que c’était vraiment ce que j’avais de mieux à faire. J’ai vite déchanté.
D’abord dès que ma mère est arrivée à l’étage des personnes ayant une maladie dégénérative cognitive, la règle fut de lui faire porter des couches.
Mais pourquoi ?
A cette étape de sa maladie, elle était encore parfaitement capable d’aller aux toilettes seule, j’ai argumenté, il n’y a rien eu à faire… c’était pour son confort. Ensuite, la direction m’a demandé de ne plus venir aussi souvent : trois fois par semaine. Selon elle, mes visites perturbaient ma mère qui, à de telles fréquences, ne pouvait pas se sentir chez elle… c’était aussi pour son bien. La réalité est tout autre.
En étant fréquemment dans les lieux, les familles se lient au personnel soignant et nous sommes beaucoup plus aptes à voir toutes les lacunes de l’organisation. Et au fur et à mesure, j’ai vu des choses tellement moches, des vieillards attachés à leur chaise roulante pour ne pas chuter… c’était pour leur protection.
J’ai le souvenir encore prégnant de l’odeur de “pisse” mélangée à celle des produits ménagers, qui émane des chambres jusque dans le couloir dès qu’on arrive et qui retourne les boyaux, ça c’est horrible. Pour moi ça reste l’odeur d’un mouroir. […]
Ma mère est restée sept ans dans cette maison de retraite. Sept ans d’un loyer mensuel de 2 300 euros.
A un moment nos finances n’ont plus pu suivre et nous avons dû vendre la maison de nos parents. Et ça, c’était comme si ma mère mourrait une première fois. Même si elle n’a pas été au courant.
Et puis ma mère est morte. Un matin le directeur m’a appelée au téléphone et m’a reçue dans son bureau avec cette phrase indigne et presque inimaginable : “Il va falloir m’emmener le corps de votre mère rapidement car je n’ai pas de frigo.” Pas un “je suis désolé”, “toutes mes condoléances”, ma mère morte, il fallait vite passer à autre chose. Il va falloir “m’emmener”, comme si la vie et la mort de ma mère étaient sa propriété, comme si le corps de ma mère n’était plus qu’un vieux morceau de viande sans vie qui n’aurait jamais été incarné. Du “prêt-à-jeter”. »